Un seul geste, une seule main
Une même démarche mobilise le plus souvent les artistes en différentes expressions. Le medium choisi n'a guère d'importance. Ce qui importe, c'est ce qui mène à l'art, le message que l'artiste souhaite délivrer. Il ne cesse de chercher le moyen le mieux approprié pour ce faire. Il n'est pas rare que les peintres soient aussi sculpteurs et/ou écrivains. A commencer par Victor Hugo, peintre, artisan et écrivain, Henri Michaux, poète et peintre, Picasso, peintre et sculpteur ...
Les gestes sont langage
Le petit d'homme naît nu et dépendant. Aussi, appartient-il à d'autres de soutenir son désir d'être au monde. Que peut-il faire sans l'attention et le regard de l'autre, sans une bonne volonté pour le nourrir et assurer son hygiène ? Bienveillance et langage lui sont indispensables pour se développer affectivement et s'ouvrir socialement. Les gestes sont langage. Il y lit une bonne ou une mauvaise intention. N'accomplit-on à son égard qu'un malheureux devoir, l'adulte est un poids sur ses maigres épaules. Tandis que si l'on est heureux du soin qu'on lui apporte, l'atmosphère est emprunte de légèreté ; un air frais circule. Ce ressenti, quelqu'il soit, est son quotidien. Le corps de l'enfant boit la pesanteur des gestes comme la blessure des mots et les intériorise.
Quoiqu'il en soit, il est là !
Que l'enfant réponde ou non à l'attente que l'on en avait, il est là ! Le corps, au quotidien, est le centre des attentions qu'on lui porte en le nourrissant, le lavant, le changeant. Cette corporalité lui fait sentir sa présence au monde. Elle est tout l'objet de la relation à l'autre. Elle installe un environnement plus ou moins serein. Or, de toute forme d'hostilité, le corps aura enrégistré la petite musique. Celle-ci, si elle se met en sourdine, n'en continue pas moins de tourner, tel un refrain en arrière-fond. Elle constitue un malaise inexplicable mais tenace que la vie, un jour, fait éclater comme un abcès, une blessure qu'elle se charge de ré-ouvrir.
Le choix de l'art
Comment cicatriser une blessure dont on ignore l'origine ? On n'en connaît que le malaise profond et la manière dont il a resurgi. Comment y trouver remède sans l'étouffer ? Comment s'en protéger sûrement et durablement ? Le désir de peindre est le premier. Cette peinture-là n'est pas imaginaire, mais réelle. Construire le beau comme un point de repère, l'affirmer comme une réalité qui structure le désir d'être au monde. La création est un monde de liberté où faire fleurir une singularité propre à celui ou celle qui peint, un espace à animer, seul. Cet espace, redéfini au regard de l'art, est aussi spirituel. Il correspond à un travail qui s'effectue en référence à l'oeuvre d'artistes reconnus et qui touche au coeur et à l'âme. Le tableau réalisé donne d'abord à celui ou celle qui le peint la certitude d'exister. En le faisant de ses mains, il donne sens à sa vie. Il s'octroie une capacité, une valeur où s'élabore peu à peu une identité nouvelle.
Se nommer
La pratique artistique est un espace pour s'ouvrir à soi-même et au monde, cicatriser ses blessures et gagner en légèreté. Elle est un engagement libre et personnel, pour relever le défi de l'art, se nommer et espérer accéder à un statut d'artiste. Il faut premièrement, accueillir sa création avec bienveillance, accorder au désir d'art une place grandissante, creuser une distance salutaire vis-à-vis du malaise engendré par la vie. D'une blessure initiale, le sujet porte toujours les traces. Cependant, la pratique de l'art introduit une notion de temps et d'évolution ; elle fait valoir la relativité d'une vérité comme de toute interprétation ; elle invite à regarder les choses sous un angle différent, introduit une réflexion et un jugement personnels. Un second souffle se fait jour.
La découverte de la sculpture
Mais la peinture, à la frontière entre existence et inexistence, échoue à donner corps. La sculpture met en jeu le corps du sujet. Elle est une dimension essentielle où les mains se saisissent du langage dont elles ont été nourries. L'objet, figuratif ou abstrait, est à l'individu ce que le tronc est à l'arbre. Il le relie dans sa verticalité à la terre et au ciel. Il est le lieu où monte la sève au printemps, où le processus immuable de la nature lui permet de s'épanouir. Mais la mort est toujours au terme de ce processus. Le passage au bois flotté inverse la proposition : partir de ce qui est mort pour y puiser les ressources d'une vie renouvelée. Ce bois, ballotté par les courants, est un matériau naturel, solidifié par le sel ; il ne sait plus évoluer vers la lumière, sinon grâce aux soins du sculpteur. Ce dernier lui donne une seconde vie en l'assemblant et le peignant, le montant selon son envie.
Communiquer avec l'objet
Mais le son fait défaut au tableau comme à la sculpture. Il est pourtant, avec la voix, dans sa dimension corporelle, le premier signe du vivant. Il se traduit par une musicalité de la langue, des intonations qui donnent sens aux mots. La voix est indice d'une présence ; un autre que soi est là qui, selon son caprice, répond ou non. On y lit un genre masculin ou féminin, un ton, une impatience, une animosité ou une affection. Quelle est la main qui, en se posant sur le globe, fait tourner la terre ? Si elle la fait tourner, c'est parce qu'elle est en lien avec sa création. Le tableau posé à plat, ne met pas la main en surplomb ; elle la place, comme à l'écrit, dans une horizontalité où elle communique mieux avec l'objet. A la verticale, le tableau est un inattendu. Ainsi, la sculpture redresse-t-elle le corps. Une évolution et une grammaire des couleurs adviennent, où peinture et sculpture se répondent. Le toucher se fait "regard" ; une dynamique s'instaure. Elle pose la question du pourquoi et du comment. Main et regard sont des outils communs au peintre, au sculpteur et à l'écrivain. Ils sont des vecteurs pour éveiller la mémoire endormie du corps et sortir de soi.
La mise en jeu de la signature
La signature est une seconde chance que l'on se donne à soi-même, pour ne pas demeurer dans un entre-soi.Se doter d'un pseudonyme fut une première étape. Donner à l'oeuvre son autonomie en est une autre, bien plus difficile. On y perçoit une incandescence où se consument les restes d'un autre soi-même. Seule la signature compte désormais, dans sa mise en oeuvre graphique, sa légèreté, sa souplesse libératrice, ses deux couleurs. Au-delà du geste, sa valeur réside dans la conscience du parcours déjà effectué. Le saut peut paraître vertigineux ; il l'est moins qu'il ne le paraît. Celui ou celle qui peint, sculpte ou écrit n'est pas seul. Tel un parachutiste, il a préparé son saut de longue date. Il saute moins dans le vide qu'il ne se projette, atterrissant. Il voit moins le vide que l'espace circonscrit où il espère se recevoir. Il sait d'où il vient. Au bruit assourdissant de l'avion, succède le sifflement aigü du vent. La terre est encore trop lointaine pour être perçue. Il l'imagine. Peu à peu, ses contours émergent et se précisent au fur et à mesure de son avancée dans l'espace. Dès qu'il la voit, il perd le sifflement du vent au bénéfice des bruissements de la nature. Cette approche est plaisir. Le bonheur de voir la terre et d'entendre simultanément les bruits des hommes se mue en plaisir. La perspective de la toucher et son odeur inquiète et bouleverse ; en prendre une poignée dans la main est le sceau de la réussite ! Tel Picasso, à la suite de Guernica, l'artiste espère engendrer la reconstruction d'un lien social, une filiation, un langage artistitique, une philosophie. Entend-t-il, en peignant, en écrivant, le bruit des bombes et des immeubles qui s'écroulent ? Visualise-t-il tout le drame de la guerre, ses morts, ses blessés, ses ruines, ses bruits de bombe dévastateurs ? Il est là, debout, à peindre ou sculpter, écrire. Il n'est plus au coeur du drame : il en ressent la folie meurtrière. Guidé par ce ressenti, il déconstruit et reconstruit le monde en simultané. La mémoire du corps est là, qui parle ; l'oeuvre est là pour redonner espoir et sourire.